Relations Europe-Chine : consultants et clients face au dilemme de la dépendance industrielle
- Giulia
- 24 sept.
- 4 min de lecture

Une interdépendance stratégique sous tension
L’Europe occupe une position ambivalente dans ses relations économiques avec la Chine. Transformée en gigantesque "usine du monde", l’économie chinoise fournit encore aujourd’hui une quantité considérable de composants essentiels aux chaînes de valeur européennes, notamment dans les secteurs de la pharmacie, de l’électronique, des énergies renouvelables ou encore de l’automobile. Mais depuis plusieurs années, la dépendance industrielle vis-à-vis de la Chine s’invite en tête des préoccupations stratégiques des entreprises... et des cabinets de conseil.
Les tensions géopolitiques – guerre commerciale sino-américaine, restrictions sur les exportations de métaux critiques, reconfiguration des alliances économiques – mais aussi les aléas de la pandémie ont exposé les vulnérabilités logistiques de nombreuses entreprises européennes. Un dilemme s’est alors rapidement imposé aux directions générales et à leurs conseils externes : comment concilier compétitivité, souveraineté industrielle et agilité opérationnelle dans un contexte de dépendance croissante à la Chine ?
Le conseil stratégique réévalue les chaînes de valeur
Conscients de cette fragilité, les grands cabinets de conseil – McKinsey, BCG, Bain, Roland Berger ou encore EY-Parthenon – sont mobilisés sur des missions à la croisée de la stratégie industrielle et de la sécurisation des approvisionnements. Les directions achats, les DSI et les boards sollicitent un appui pour diagnostiquer les zones de dépendance à risque, cartographier les fournisseurs critiques et repenser les modèles d’approvisionnement. La démarche s’inscrit généralement dans une logique de "risk management" renforcé.
Ces missions nécessitent une approche multidimensionnelle : analyse géopolitique, audit des sources d’importation, modélisation des ruptures de flux, calcul de time-to-recovery, simulation de relocalisation… Dans un récent rapport, le BCG estimait que près de 30 % des composants sensibles utilisés par les industries européennes proviennent de Chine, dont plusieurs difficilement substituables à court terme.
Dans ce contexte, le rôle des consultants est double : aider les entreprises à identifier les leviers de résilience opérationnelle tout en leur offrant une lecture stratégique des évolutions politiques et économiques entre Bruxelles et Pékin.
Entre relocalisation, diversification, et "China plus one"
Face à l’enchaînement des crises – Covid-19, guerre en Ukraine, conflits commerciaux – la plupart des recommandations convergent vers une même logique : réduire l’exposition aux points de concentration critiques. Trois grandes solutions émergent alors :
1. Relocalisation ciblée
Certains donneurs d’ordres choisissent de relocaliser une partie de leur production en Europe ou dans des territoires à proximité (Maghreb, Balkans), notamment dans les secteurs critiques comme la santé ou la défense. Le conseil intervient pour évaluer les coûts cachés, les délais de montée en charge, les impacts ESG et les partenariats locaux à établir.
2. Diversification des fournisseurs
Le deuxième levier consiste à identifier d’autres fournisseurs à l’extérieur de la Chine, souvent en Asie du Sud-Est (Vietnam, Inde, Thaïlande). Cette stratégie dite de “China plus one” séduit de nombreuses multinationales européennes, un choix qui doit être guidé par des matrices de risques que les cabinets peuvent fournir en temps réel.
3. Stock stratégique et pilotage digital
Enfin, un pilotage plus fin des stocks et une meilleure digitalisation de la Supply Chain (via des outils de scenario planning ou de jumeaux numériques) permettent d’amortir les chocs. Les cabinets spécialisés en transformation digitale accompagnent les entreprises dans l’intégration d’ERP ou de plateformes de visibilité logistique de bout en bout.
Ces orientations stratégiques n’écartent pas la Chine du jeu industriel européen ; elles visent plutôt à bâtir des "filets de sécurité". Mais elles impliquent souvent des arbitrages complexes entre court terme (pression sur les coûts) et long terme (souveraineté, durabilité).
Les clients attendent davantage d’anticipation géostratégique
La relation Europe-Chine n’est plus uniquement une question d’équilibre économique : elle s’inscrit dans un jeu d’influence global. De plus en plus, les directions générales demandent aux cabinets de conseil une lecture prospective des risques géopolitiques et un accompagnement à la prise de décision dans des environnements incertains. C’est toute la chaîne de valeur du conseil stratégique qui se transforme, injectant des expertises en intelligence économique, en diplomatie industrielle ou encore en souveraineté technologique.
Le cabinet Roland Berger, par exemple, multiplie les publications autour des enjeux de bifurcation industrielle et des rapports sino-européens. McKinsey, de son côté, a récemment lancé un tableau de bord interactif de résilience des chaînes de valeur mondiales, combinant open data logistique et prévisions sectorielles.
L’enjeu est clair : les consultants ne peuvent plus se contenter de fournir des benchmarks de coûts ou des schémas de réindustrialisation génériques. Ils doivent offrir une lecture différenciée, sectorielle, et contextualisée aux enjeux géopolitiques en évolution rapide.
Le secteur du conseil face à sa propre dépendance
Si les clients réévaluent leurs dépendances industrielles, les cabinets eux-mêmes interrogent leurs modèles d’interaction avec l’écosystème chinois. Certains projets de due diligence ou de partenariat sont suspendus, des bureaux locaux voient leur activité fléchir, et des arbitrages doivent être faits entre opportunités asiatiques et principes RSE européens.
Le défi pour les cabinets est donc aussi interne : comment rester compétitifs sur un marché global tout en tenant compte des sensibilités politiques grandissantes autour de la Chine ? Certains cabinets anglo-saxons imposent désormais de nouvelles règles de compliance sur les projets sino-européens, tandis que de jeunes cabinets boutique se spécialisent dans le "découplage stratégique" pour répondre à la demande croissante de repositionnement industriel.
Une opportunité pour repositionner le conseil en Europe
Cette reconfiguration stratégique des relations Europe-Chine représente une opportunité unique pour le secteur du conseil : celle de monter en valeur en intégrant des dimensions géopolitiques, industrielles et technologiques dans son offre. Cela nécessite toutefois une montée en compétences rapide, des recrutements spécialisés et une capacité d’articulation entre des intérêts souvent contradictoires (résilience vs efficacité, autonomie vs internationalisation).
Pour les clients comme pour leurs conseillers, une chose est sûre : la relation avec la Chine ne sera plus jamais un simple choix industriel rationnel. C’est désormais un acte stratégique, avec des implications aussi politiques qu’économiques.




